Retour sur une expérience du troisième type :
Dakhla Sahara Sessions est un témoignage musical sans fard et anti-world music d’une rencontre brute, complexe et laborieuse entre deux groupes fondamentalement différents : Cheveu et Group Doueh.
Différents parce que l’un sillonne les routes du punk européen, les prisons franciliennes et les caves de répétition de banlieue, et que l’autre sillonne les sentiers du désert mauritanien, les mariages sahraoui et le salon de la maison familiale en guise de studio de musique. La rencontre promettait de donner du fil à retordre au producteur du disque, JB de Born Bad, habitué aux sorties discographiques format pop, bien que punk, post-punk ou chanson déglinguée dans le fond.
C’est un disque qui emporte l’auditeur dans une grande galère humaine de 10 jours, avec ses tentatives, ses échecs et ses moments de grâce. C’est un disque qui dit, à la place de tous les musiciens qu’on y entend : on a foutu nos tripes, notre fatigue et notre liberté dans une rencontre qui n’avait rien de logique, rien de préparé, et rien d’attendu. C’est un disque qui dit : on s’en est sortis, le sourire aux lèvres et les cernes aux yeux, et voici pour témoin une transe musicale de 42 minutes sans prétention mais pleine d’émotion brute.
Rencontre à Paris avec deux membres du trio Cheveu, David Lemoine (chant) et Étienne Nicolas (guitare), un an après l’enregistrement de l’album.
Dakhla Sahara Sessions est sorti le 10 février. Quand avez-vous écouté le disque pour la dernière fois ?
David Lemoine (D) : La semaine dernière, en préparant les interviews, et j’ai trouvé ça hyper bien !
Étienne Nicolas (E) : Moi aussi, la semaine dernière, lorsque le clip est sorti. C’est un vrai plaisir de le réécouter, et je trouve qu’en vinyle il sonne vraiment bien, très rond. Je m’arrête toujours sur « Charaa », et je la réécoute plusieurs fois. Cette chanson est un vrai miracle ! Pour nos précédents albums, on passait beaucoup de temps à ré-enregistrer des démos de la même chanson, à faire quinze mixes différents… et au final on n’avait plus du tout envie de réécouter l’album après sa sortie. Pour celui-ci, le plaisir est vraiment différent.
Dix jours de sessions, puis retour en France : ce doit être une expérience très différente de d’habitude pour vous ?
E et D : C’est certain : on a 10 jours pour donner le meilleur, et non plus deux ans.
D : Pas si facile quand ton producteur [JB de Born Bad], te met la pression pour qu’un disque sorte à la fin de la session.
D’après les notes de pochette, les premiers jours ont été assez compliqués pour vous familiariser avec Group Doueh, et vous ne cherchez pas du tout à mythifier la rencontre comme étant un moment de création magique et facile.
E : En fait, on a été assez productifs sur les premiers jours, et certains morceaux sont même restés tels qu’on les a enregistrés, ce qui nous a rassurés et encouragés dès le début. C’est au milieu de la session qu’on a commencé à douter. On a réalisé qu’on n’avait pas vraiment rencontré les Doueh, qu’il fallait qu’on prenne le thé avec eux, qu’on écoute nos musiques respectives, et qu’on partage nos univers respectifs et leurs coutumes. On l’a fait au bout de deux jours.
C’est assez typique des rencontres entre deux modes de vie différents, je pense. Vous connaissiez déjà la culture sahraouie ?
E : Pas du tout, non. On savait juste que c’était une société matriarcale. Et on s’en est rendus compte de suite : les femmes ont un réel pouvoir sur la vie sociale, et jusque dans les groupes de musique, où il y a autant de mecs que de filles. C’est une très bonne chose.
D : Il y a beaucoup plus de femmes dans les groupes sahraouis que dans les groupes français !
Ils ont donc dû être étonnés de voir débarquer une équipe masculine, entre vous trois, les Cheveu, votre producteur et le journaliste Jacques Denis (journaliste pour Libération et Le Monde Diplo, entre autres publications), qui vous accompagnait ?
D : On était encore plus nombreux… Je me demande si on était pas plus qu’une équipe de foot ! Les trois Cheveu, l’ingé son Laurent [de Boisgisson], JB notre producteur, Jacques [Denis], José [Kamal, producteur et promoteur marocain à l’origine de la rencontre des deux groupes], Arnaud Contreras [photographe, et auteur du livre Sahara Rocks!] et un ami à lui, et les quatre de l’équipe télé… On devait être 13 ou 14 mecs ! Et on les a clairement envahis comme des gros bourrins, en apportant tout le matos pour construire un studio dans la maison !
Il n’y avait aucun matériel d’enregistrement sur place ?
D : Non ! On a apporté le matos du studio One Two Pass It de Montreuil. Et Laurent est un ingé son tout terrain qui nous a bien aidés. Là-bas, il est connu pour sonoriser les discours des chefs d’état en Afrique !
E : Il a joué un rôle crucial pour nous faire jouer tous ensemble. On s’est sentis perdus à plusieurs moments, avec ce mélange improbable entre leurs rythmes à contretemps et nos rythmes plutôt binaires – même si parfois on aime aussi utiliser du ternaire. Laurent est batteur de formation, et il a fait en sorte que tout s’imbrique. Il adore le funk et le hip hop, il avait donc une bonne vision du groove. En fait, c’est lui qui dirigeait les sessions.
D : Et il a aussi beaucoup aidé au niveau humain. Quand tu as 15 personnes qui débarquent chez les gens, qui installent tout leur matos, qui jouent debout pendant que les autres jouent assis… ça crée une situation un peu bizarre, et tu as tendance à être dans la retenue. En tout cas, c’est ce que j’ai ressenti jusqu’à ce que Laurent nous débloque.
Dans les notes de livret, Jacques Denis explique que les choses sont devenues plus fluides quand Cheveu a fait une reprise punk noise de « Azawan », une chanson de Group Doueh.
E : Oui, c’est un des deux éléments déclencheurs qui nous ont rassurés. Ils ont l’habitude de jouer « Azawan » sur un tempo lent, et on a eu l’idée d’en faire un truc binaire, bourrin et punk avec une intro de guitare disto à la « Search & Destroy » des Stooges, que Doueh a jouée lui-même. L’autre moment spécial, c’est sur « Charaa », une chanson basée sur une de nos idées : on lance un morceau ternaire sur notre boîte à rythmes, genre valse à trois temps. Et là, les Doueh jouent un morceau de leur répertoire par-dessus, et ils bouffent la boîte à rythmes qu’Olivier finit même par atténuer [NdA : on l’entend clairement à 1m57s] ! Puis tu as leurs percus dans tous les sens et la tidinit électrifiée [NdA : un luth mauritanien réservé aux hommes] de Doueh, et ça t’amène à un état de transe incroyable.
D : En le réécoutant, on s’est dits que ce morceau était un miracle.
Justement, je voulais absolument discuter avec vous parce qu’en écoutant l’album, j’avais l’impression d’entendre en musique l’histoire d’une grosse galère humaine et culturelle. Le disque a des défauts, il n’a pas l’air d’avoir été peaufiné et c’est courageux de le sortir comme ça. Est-ce que le choix des morceaux a donné lieu à une discussion avec le label ?
D : On n’avait pas vraiment le choix. On a mis quasiment tout ce qu’on a enregistré lors des sessions, sauf un morceau.
E : Il fallait en mettre un de côté parce qu’on n’avait plus de place sur le vinyle.
D : C’est vrai que l’album est inégal et pas vraiment fini, mais c’est compensé par sa fraîcheur. Il faut le voir comme une photo de vacances. Et c’est vrai que c’est assez couillu de l’avoir sorti tel quel.
Vous aviez deux façons bien différentes de composer, c’est ça ?
D : C’est un peu difficile à comprendre, parce qu’eux ne composent pas, je crois. Ils recyclent en permanence des vieilles mélodies, des rythmiques et des paroles remises au goût du jour. J’ai l’impression qu’ils ne composent que très rarement. En fait, ils improvisent au sein de cadres intemporels et pré-écrits, avec notamment le quart de ton, des gammes spéciales… Donc dès qu’on proposait un début de morceau ou une idée musicale, les Doueh y collaient une composition déjà toute prête et finie… sur laquelle on empilait une nouvelle couche, et ainsi de suite.
Et ce face-à-face a bien fonctionné, selon vous ?
D : Je pense que oui. On aurait pu imaginer que ça donne une espèce de « fusion world », mais en réalité cet album sonne comme deux groupes qui ne savaient pas très bien comment s’entendre, et qui ont décidé d’empiler un morceau par-dessus l’autre. Et je pense que c’est ça qui rend la musique très riche.
ON POURRAIT IMAGINER QUE C’EST LE GROUPE DE ROCK QUI VA BOUFFER LE GROUPE DE MUSIQUE TRADITIONNELLE EN TERME D’ÉNERGIE… MAIS C’EST TOUT L’INVERSE ! IL A FALLU QU’ON MONTE LE VOLUME DE NOS AMPLIS !
C’était donc une confrontation plutôt qu’une fusion ?
E : On vient de deux univers complètement différents, mais on se retrouve à fond dans le côté DIY [Do It Yourself], et dans l’intensité, le fait de jouer très fort. Et à ce niveau-là, c’était clairement une confrontation. C’était à qui jouerait le plus fort, à qui réussirait à bouffer l’autre. Et ça s’entend bien sur le disque.
D : C’est ça qui est surprenant : on pourrait se dire que le groupe de rock va bouffer le groupe de musique traditionnelle en terme d’énergie… mais c’est tout l’inverse ! Il a fallu qu’on monte le volume de nos amplis !
Et de manière générale, qu’est-ce que vous avez gardé de leur culture, une fois le projet fini ? Qu’est-ce qui s’est infiltré chez vous, un an plus tard ?
D : Ça nous a confortés dans l’idée de pousser le volume à fond !
E : Exact ! Paradoxalement, on n’a pas eu de sensation d’apaisement, au contraire. C’est une énergie très forte, avec des morceaux joués pendant très longtemps, pour mieux les laisser déraper. Et si j’ai bien compris, ils ont un objectif mercantile, parce que c’est avant tout un groupe de mariages. Évidemment, ils touchent un gros cachet pour venir jouer, mais pendant la cérémonie, alors qu’ils sont au centre d’une énorme tente, tous les invités du mariage viennent leur filer des biftons en les glissant dans une grande poche spéciale cousue dans leurs djellabas. Donc il faut que ce soit la folie quand ils jouent.
Fête de l’Humanité, La Courneuve, septembre 2016 : Group Doueh découvre avec enthousiasme le mix de l’album – ici, la chanson « Bord de mer »
Est-ce que cette façon de travailler avec une énergie très brute, très live, vous fait aujourd’hui reconsidérer la façon de faire de la musique dans Cheveu ?
D : Ça nous a ramenés à nos vieilles amours des concerts avec un son bien ghetto, où on laissait dérouler les morceaux…
E : …en cherchant la répétition qui crée une transe. Et c’est comme ça que joue Group Doueh sur scène. Ils ne sont pas du tout intéressés par le format pop d’une chanson. C’est un groupe qui joue dans les mariages, donc tant que les gens dansent, ils continuent ! Pour les lives qu’on va faire ensemble, on va donc aller dans leur sens.
C’est vous, Cheveu, qui avez fait le « director’s cut » des enregistrements des sessions ? Avec l’avis de Group Doueh ?
D : Oui, c’est nous qui avons taillé et découpé dans les sessions, sauf pour les moments qui te semblent miraculeux : et bien c’était vraiment miraculeux ! Comme sur « Charaa », où les couches de musique se superposent, sans qu’on ait eu besoin de faire de découpage. Mais on était évidemment hyper consciencieux sur la façon de le faire. De toute façon, on sentait que l’enregistrement et sa qualité n’étaient pas forcément leur priorité. Ils n’ont pas la culture du disque enregistré, même s’ils ont sorti quatre albums sur Sublime Frequencies. C’est un groupe de live : pour eux, ça ne sert à rien de répéter ; on ne joue pas tant qu’il n’y a pas de public ; on ne s’arrête pas tant que les gens dansent… C’est fondamentalement différent de notre façon de considérer la musique.
E : On a fait attention de respecter la cohérence et le sens des paroles, par exemple, en évitant de les découper n’importe où. Et quand on leur a fait écouter notre version finale du mix en France, à la Fête de l’Humanité [en septembre 2016 à La Courneuve], ils nous ont dit que ça leur plaisait.
EL WAAR EST UN PETIT GÉNIE DE 20 ANS QUI SONNE COMME DR DRE ET QUI SORT DES TRUCS GÉNIAUX AVEC SON CLAVIER-ORCHESTRE.
Il y aura une suite à cette collaboration Cheveu/Group Doueh ?
D : Oui, l’objectif est de faire des concerts ensemble au printemps et à l’été. On en a fait un à Rabbat récemment, et on n’était pas très satisfaits, donc il y a un travail intéressant à faire sur ce projet.
E : Dans Group Doueh, il y a ce mec qu’on aime vraiment beaucoup au synthé, El Waar, le fils de Doueh. C’est un petit génie de 20 ans qui sonne comme Dr Dre et qui sort des trucs géniaux avec son clavier-orchestre, une machine qui inclut même les quarts de ton. Et on devrait pouvoir facilement l’inviter sur des projets à l’étranger.
La référence à Dr Dre, ça lui parle ?
D : Non, pas du tout, justement. Ils ont des points de référence culturels complètement hermétiques à la musique pop occidentale : ils ne connaissent pas les Beatles, les Rolling Stones, Madonna, ou Beyoncé…
E : Uniquement Dire Straits et Jimi Hendrix !
D : Toute leur culture musicale vient du Liban, d’Arabie Saoudite, du Golfe Persique. La télé libanaise est branchée en permanence, toute la journée.
Ça me fait penser à la télévision somalienne des années 80 et 90 qui diffusait des pièces de théâtre fleuves, qui duraient jusqu’à trois heures, avec un orchestre ou un groupe qui jouait des chansons géniales, et des chanteurs et chanteuses au talent incroyable. ll n’y a aucune trace discographique de tout ça, mais seulement des enregistrements sur VHS que des téléspectateurs ont fait chez eux à l’époque, et ont mis en ligne sur Youtube (comme ici, avec la géniale chanteuse Kinsi Haji Aadan). Je ne vous raconte même pas la qualité audio du truc… Mais au moins, ce n’est pas perdu, et on peut quand même l’écouter encore aujourd’hui.
D : Justement, ce disque avec Group Doueh est la première étape d’un plus gros projet, géré par José Kamal, le mec qui nous a accueillis à Dakhla. Il compte enregistrer une vingtaine de groupes de la culture hassani, pour sauvegarder ces musiques régionales. Il édite aussi un guide des festivals marocains. Et vu le contexte tendu en ce moment dans la région, je crois que c’est très important de mettre en avant cette culture.
Et avant cette collaboration, vous étiez déjà intéressés par la musique africaine ?
E : Oui. J’ai passé un mois à Mali, il y a quelque temps déjà. J’ai été impressionné par beaucoup de musiciens de rue, que j’ai enregistrés sur mon MiniDisc.
Tu as donc de quoi lancer ton label de field recordings, comme Sublime Frequencies, le label de Group Doueh !
E : Non… Le souci, c’est que je ne retrouve pas les disquettes. J’ai retourné mon appartement quinze fois et je ne les ai jamais retrouvées…
IL FAISAIT CHAUD ET FROID À LA FOIS, LE THÉ ÉTAIT TROP FORT, ON NE COMPRENAIT RIEN AUX RYTHMIQUES COMPLIQUÉES DE GROUP DOUEH… RIEN D’EXOTIQUE OU D’IDYLLIQUE. POUR MOI, DAKHLA SAHARA SESSION EST UN PROJET ANTI-WORLD.
Et toi, David, tu avais déjà un attrait pour la musique africaine ?
D : Je vais dire un truc qui ne répond pas du tout à ta question [rires] mais ça me rappelle que j’avais envie de parler de tout ce délire « world » ou « fusion » : on serait des Occidentaux confrontés à une culture exotique, etc… C’est évident qu’il y a un peu de ça dans ce projet de disque. Mais on se méfie de cette idée, et on essaie plutôt d’insister sur la réalité d’une rencontre entre deux groupes. Et je peux te dire que ce n’était pas un moment noyé dans une brume de bonheur. Loin de là. On en a chié ! Il faisait chaud et froid à la fois, le thé était trop fort, on ne comprenait rien aux rythmiques compliquées de Group Doueh… Rien d’exotique ou d’idyllique là-dedans. Pour moi, Dakhla Sahara Session est un projet anti-world.
C’EST UNE SUPERPOSITION, UNE JUXTAPOSITION DE MUSIQUES. ON N’EST JAMAIS ARRIVÉS À UNE FUSION. ET C’EST MIEUX COMME ÇA.
C’est un projet anti-world, je suis d’accord, et c’est d’ailleurs ce que j’ai senti à l’écoute. C’est brut et ce n’est pas pensé pour satisfaire les oreilles des Occidentaux. C’est une rencontre entre deux cultures, tout simplement.
D : Oui, et quand tu écoutes bien, il n’y a aucun moment caricatural où on ferait un riff africanisant pendant qu’ils envoient un truc rock’n’roll.
E : Chacun est resté sur son terrain musical.
D : C’est une superposition, une juxtaposition de musiques, et on n’est jamais arrivés à une fusion. Et c’est mieux comme ça, je trouve.
La suite pour Cheveu ?
D : On fait un opéra sur la vie du coureur cycliste de Marco Pantani, qu’on présente au théâtre des Amandiers le 25 février. Rien à voir !
E : C’est avec nous, les trois membres de Cheveu, six chanteurs leads, une quarantaine de choristes, et les arrangements de cordes de Maya Dunietz [musicienne israélienne, déjà responsable des arrangements de cordes sur 1000, le précédent album du groupe].
Toutes les photos sont de Arnaud Contreras